* ce texte est la retranscription de l’interview de Pierre Calame "Nouvelles réflexions sur la gouvernance"
Les assemblées de citoyens sont une expression concrète, d’une réflexion plus large, ce que nous appelons la réflexion sur la gouvernance, qui sont les multiples manières par lesquelles une société se gère de manière pacifique. Quand on réfléchit à la gestion de la société on voit très vite apparaître les notions d’institution, de démocratie politique, de pouvoir et de contre-pouvoir, de secteur public et secteur privé, de collectivités locales, d’État, d’Union européenne... et donc on peuple notre imaginaire au fond d’institutions.
Si l’on veut comprendre comment une société peut se gérer au XXIième siècle, il faut faire deux sauts, deux ruptures méthodologiques et intellectuelles successives. Le premier saut est celui qui introduit même la notion de gouvernance, non pas au sens de la Banque Mondiale, de recettes de bonne gouvernance, mais à l’inverse comme un élargissement de la réflexion sur la gestion des sociétés, élargissement nécessaire parce qu’aucun problème ne peut se gérer à l’échelle de l’État, parce que les états sont confrontés à des interdépendances à l’échelle mondiale dont ils ne peuvent pas s’échapper, même s’ils sont contre le libéralisme économique, le changement climatique ou la rareté de l’énergie fossile ou l’évolution de la biodiversité les dépassent de partout…. Et donc il faut sortir des évidences que nous impose l’histoire proche, on a vécu l’institution de la République, on a vécu la construction d’institutions démocratiques, on sait ce que c’est un Parlement, etc. On dit, oui, tout ça c’est des manières concrètes, circonstancielles, limitées à quelques siècles, exemples parmi d’autres de la manière dont des sociétés depuis des millénaires ont appris à se gérer et ont appris que quand elles se géraient mal elles se détruisaient.
Et donc première chose de dire il faut, face aux ruptures inévitables du XXIième siècle, élargir à nouveau notre champ de réflexion et comprendre comment à travers les millénaires les sociétés ont appris à se gérer. Ça c’est le passage de l’idée d’État à l’idée de gouvernance. Le deuxième saut, la deuxième rupture est de comprendre que de ce fait, les recettes de gouvernance qu’on nous impose, notamment avec les institutions internationales, mais aussi avec les cours de sciences politique ou les cours de droit administratif ou autres, correspondent à un état de la société où l’on peut gérer de manière segmentée, il y a ce qui relève du secteur public, ce qui relève du secteur privé, il y a ce qui relève de l’environnement et ce qui relève de l’éducation et ce qui relève de l’économie, il y a ce qui relève de l’État, ce qui relève des collectivités locales, il y a éventuellement chez nous ce qui relève de l’Union européenne. Ces découpages ne sont plus de saison, quand au fond les problèmes sont interreliés entre eux…
Et donc on est condamné, si on veut survivre et se développer, si on a envie que l’aventure humaine ait encore un sens pour nos petits enfants et nos arrière-petits enfants, de trouver les modes de gestion de la société qui ne rentrent plus dans ces découpages, qui soient capables de gérer les liens entre les choses et entre les acteurs. Et donc mon propre travail a consisté à exploiter d’une certaine manière l’expérience de quarante ans que j’ai accumulée dans le domaine, pour oser dire dans un livre qui s’appelle La démocratie en miettes, ce que j’avais découvert de la gouvernance. Je cite dans mon livre Einstein non pas pour me prendre pour Einstein, mais parce que je trouve sa formule très belle et très frappante, bien applicable à la question de la gouvernance. Il disait “le plus incompréhensible est que le monde soit compréhensible”. Et de même à travers mon propre parcours de haut fonctionnaire en France, puis dans la fonction de directeur de la fondation amené à découvrir la manière dont la société se gérait à différentes échelles dans différents continents, je me suis aperçu qu’au fond la gouvernance et a fortiori la gouvernance de demain, reposait sur un petit nombre de principes universels, découverte relativement bouleversante ! En me gardant bien de confondre principe et solution. La nature d’un principe c’est que chacun a inventé là où il est dans le contexte spécifique, jamais identique au voisin, comment mettre en œuvre ces principes… Et les cinq principes que j’ai mis à jour sont les suivants :
Le premier est qu’un pouvoir doit être légitime et que des institutions formelles comme je l’ai illustré à propos de la piètre estime dans laquelle la population tient ses propres dirigeants politiques dans la démocratie, ne suffisent pas à garantir cette légitimité. C’est quoi la légitimité ? En deux mots, c’est le sentiment qu’on est bien gouverné, au sentiment que les sacrifices qu’on nous impose c’est au nom du bien commun, que c’est vraiment le bien commun qui est visé, pas les intérêts d’une classe, ou d’une caste ou d’un groupe social ou d’un secteur, une partie, une majorité, etc., le sentiment qu’on comprend la manière dont on est gouverné…. Que ça correspond de… je dirais… du niveau de la famille au niveau le plus élevé, à la manière dont on voit l’exercice du pouvoir, que les dirigeants qu’on a sont compétents, sont dignes de confiance, que les méthodes qu’ils utilisent sont adéquates aux problèmes, que véritablement nos gouvernants sont soucieux dans la poursuite du bien public, de nous ménager autant de libertés que possible. Voilà c’est, c’est tout ça que comporte la légitimité et on revient sur les assemblées de citoyens, là, c’est bien parce qu’une communauté s’institue qu’elle se reconnaît dans la nécessite de gérer un bien commun et donc qu’elle va accepter des sacrifices. On parle quelquefois de consentement à l’impôt. C’est un vieux thème de la démocratie. Au départ la revendication du consentement à l’impôt était même à la base de la lutte contre les régimes totalitaires. Ce consentement à l’impôt, on l’utilise comme une phrase, mais qu’est-ce qu’il contient en réalité ? Il y a bien l’idée qu’il y a un bien commun, donc il y a une destinée commune. Il y a l’idée que ça mérite des sacrifices, donc ça comporte une dimension de solidarité. Avec qui ? Au nom de quoi ? Comment se construit ce sentiment vécu de solidarité ? Voilà pourquoi la démarche instituante fait partie de la légitimité…
Le deuxième principe majeur est autour de la démocratie et autour de la citoyenneté : j’entends par démocratie, la démocratie substantielle, pas le vote pour nommer une majorité contre une minorité, une majorité à 51% qui aura le droit d’imposer sa règle à 100%. Ce n’est pas la définition de la démocratie. La définition de la démocratie, au sens grec du terme, c’est la possibilité pour chacun de participer à la définition du destin commun et à sa gestion. Donc là on retrouve de nouveau par quel cheminement, par quels canaux, par quels processus va se construire ce destin commun. La citoyenneté ne peut pas se réduire à une accumulation de droits. On a beaucoup trop construit les discours sur la démocratie sur un discours sur les droits. J’ai coutume à dire à propos des enfants ou à propos des groupes sociaux : le propre du droit est qu’il isole, c’est le devoir qui unit. On le sait bien dans les groupes marginaux ou c’est l’allégeance à une bande qui intègre, c’est parce que l’on se subordonne aux règles de la bande aussi déviante soit elle, qu’on appartient à un groupe, qu’on se sent appartenir à une communauté…. Il est étrange qu’on ait oublié une règle aussi élémentaire. Il est étrange qu’on ait oublié qu’il n’y a pas de droit si l’on ne peut pas l’opposer à quelqu’un. Je revendique mes droits, mais qui me les accorde ? Tant qu’il s’agit de liberté d’opinion ou de droit de vote, ce n’est pas très compliqué de l’accorder. Quand il s’agit de droit à un environnement sain, quand il s’agit des droits à l’emploi, quand il s’agit de droits à sortir de la pauvreté, quand il s’agit des droits à la diversité, à qui je me plains que mon droit n’est pas respecté ? Et donc on a repris conscience de l’importance du sens de la responsabilité, qui n’est rien d’autre que la reconnaissance de l’interdépendance, je suis responsable parce que j’ai un impact sur mon voisin et mon voisin il est maintenant au Groenland, au Pôle sud, tout autant que mon voisin de pallier. Et donc c’est parce que j’ai conscience de l’interdépendance et donc de ma responsabilité que je deviens citoyen. Donc je prends conscience que le fondement majeur de la construction de la communauté, qui est une question fondamentale de la gouvernance, passe par l’équilibre des droits et de la responsabilité, ça c’est le deuxième grand principe.
Le troisième grand principe est que la gestion de la société doit reposer sur des méthodes, des institutions, des corps sociaux, compétents et pertinents par rapport au sujet poursuivi. On voit très bien qu’un peu partout dans le monde on tente de réformer le système administratif. On se rend compte que l’idéologie classique du service public, chacun dans son domaine, chacun dans sa compétence, se gardant bien de ne pas marcher sur le terrain du voisin, ne correspond pas à la gestion des problèmes complexes. Dans ce domaine comme dans d’autres on doit inventer les modes de faire, dont l’exemple des assemblées de citoyens est un cas parmi d’autres, de modes de faire pour découvrir des solutions communes, mais des modes de faire pour gérer intelligemment une ville, un État, une région du monde, le monde. Donc il faut développer ce que j’appelle l’ingénierie institutionnelle : apprendre à construire les institutions, les règles, les méthodes, les processus, qui sont adéquats aux problèmes qu’on a à résoudre. Ça paraît tellement élémentaire de l’énoncer, c’est en réalité tellement difficile de le faire, et tellement à rebours des pratiques qui consistent à dire : je prends des institutions comme elles sont, éventuellement je change le découpage, je regroupe deux ministères, j’en supprime un, je crée des instances interministérielles, mais à l’intérieur d’une culture du découpage et de la segmentation qui résiste profondément à un traitement pertinent des faits…Voilà le troisième grand principe.
Le quatrième grand principe est ce que j’appelle la coproduction du bien public. Il est légitime qu’il y ait des intérêts privés, qu’il y ait des institutions publiques, que tout ne se mélange pas. En réalité, quand on examine aujourd’hui la production des biens publics, il est toujours le fruit de la coopération des acteurs. Cela peut être les clients et les fournisseurs des services publics, ça peut être les entreprises, les laboratoires de recherche et les états, ça peut être les universités et les collectivités locales, ça peut être l’apprentissage par différents milieux de l’art de travailler ensemble... mais au fond, on ne produit du bien public que si on pense la coopération entre acteurs. Là encore on dépasse la segmentation traditionnelle, ça c’est le domaine privé, ça c’est le domaine public. Est-ce que la santé est publique ou est-ce que la santé est privée ? Non, est-ce que j’ai su concevoir une coopération entre acteurs qui produisent de la santé ? Et qui comporte les enseignants de maternelles, des jardins d’école... et qui comporte des campagnes impliquant des médias, et qui comporte les firmes de productions de médicaments, et qui comporte une médecine privée et qui comporte des hôpitaux publics. Comment tout ça produit le maximum de santé ? C’est ça la question qui nous intéresse.
Et puis dernier et grand principe, c’est l’articulation des échelles de gouvernance. C’est l’idée que j’ai mise à jour il y a déjà trente ans, en travaillant sur le terrain en France, qu’en réalité aucun problème vrai de la société ne pouvait se traiter à une seule échelle. Or, toute notre doctrine, toutes nos sciences politiques, en particulier dans les régimes démocratiques, nient cette évidence. En particulier l’obsession des démocraties est de savoir qui est responsable de quoi. Et pour dire qui est responsable de quoi, il faut faire l’hypothèse qu’il peut y avoir pour chaque sujet un responsable unique. Et donc on nie le principe de la réalité. Qui est responsable de la gestion de l’énergie ? Ma foi, les familles si elles n’éteignent pas leur lampe, jusqu’à l’Europe, et jusqu’au monde pour organiser la gestion et la répartition des sources d’énergie fossile à l’échelle mondiale ? Et donc le secret de la gouvernance aujourd’hui, ce n’est pas l’art de répartir les compétences, c’est l’art d’articuler ces compétences. C’est la définition des règles, à travers lesquelles, du niveau le plus local jusqu’au niveau mondial, on apprend à travailler ensemble à la résolution des problèmes. Il faut donc inventer les modalités de jugement par le peuple qui reste le fondement de la démocratie, l’art que les responsables élus se sentent responsables de leurs actes vis-à-vis de la société... en reconnaissant que ça ne repose pas sur une compétence exclusive. C’est-à-dire qu’il faut pouvoir juger un maire sur sa capacité à avoir coopéré avec l’Union européenne, avec l’État, avec la région, avec ses voisins, sur une multitude de sujets. Donc les règles d’articulation entre échelles, comme on dit, sont devenues des règles essentielles. On pourrait reprendre ce qu’on disait sur les assemblées de citoyens, de façon transversale à ces différents principes, et voir qu’effectivement elles comportent en germe chacune de ces questions : la construction de la légitimité, la construction de la responsabilité. Toutes les démarches d’assemblées citoyennes comportent une démarche « et moi, de quoi je suis responsable ? ». Et pas seulement de quoi je veux que mes dirigeants soient responsables. Elles comportent une dimension d’interrogation sur la manière de trouver de nouvelles formes de politiques publiques. Elles comportent forcément une dimension de coopération entre acteurs et dans sa démarche même, va du local au global…