Propos introductif de Gustavo Marin lors de la réunion de coordinateurs des assemblées de citoyens des 11-12 mai 2010.
Il y a deux ans, en juin 2008 dans cette même salle de la Fondation Charles Léopold Mayer, nous nous étions dits « mettons en œuvre cette idée d’assemblée citoyenne dans différentes régions du monde » (voir le compte-rendu de la réunion). Dans l’intervalle, si l’on regarde comment le monde a évolué depuis 2008, le moins que l’on puisse dire, c’est que le monde a changé profondément et très rapidement. Nous voyions déjà venir la crise et les crises, pour autant la crise économique et financière s’est réellement déchaînée à partir de septembre 2008. Celle-ci ne s’est pas faite sentir avec la même force dans des pays comme l’Inde ou d’autres pays du Sud où les amortisseurs sociaux sont plus consistants, mais elle affecte fortement les pays dits avancés : l’Europe, les États-Unis, le Japon, qui souffrent d’une crise économique et financière comme jamais auparavant dans l’histoire du capitalisme. Certains disent qu’elle est aussi forte que celle des années 1930 et 1940. Elle a frappé partout et surtout les secteurs les plus pauvres. Les estimations portent à 100 millions le nombre de nouveaux pauvres apparus dans les pays les plus vulnérables de la planète.
A l’époque quand on parlait de la situation actuelle et des fondements des assemblées citoyennes, nous nous trouvions déjà en situation de crise. Même en regardant plus loin en arrière, avant septembre 2008, nous étions déjà en période de crise. Certains historiens et géopoliticiens l’évoquent comme l’élément d’une crise plus vaste et souterraine. Des changements profonds sont en effet à l’œuvre dans les relations homme – femme, dans les relations entre l’humanité et la biosphère et surtout dans la relation entre les sociétés elles-mêmes. Certains disent que cet enchevêtrement complexe de crises est au fond le symptôme d’une crise de civilisation et qu’il ne s’agit pas seulement une crise du capitalisme. Il est clair que nous ne sommes en face de changements purement économiques ou politiques. Des changements éthiques, des bouleversements de la relation entre les êtres humains eux-mêmes et des changements systémiques sont en cause.
Certains parlent de la chute du mur de Berlin de 1989 comme le point de bifurcation historique, d’autres évoquent la fin de l’Apartheid avec l’élection présidentielle de Mandela en Afrique du sud en 1994. Pour les étasuniens, ce sont les attentats de New York en 2001 qui sont gravés dans les esprits. Pour les chiliens, le 11 septembre 1973 fut la date qui a changé nos vies et quelque part celles de tout un peuple. Plus loin encore, Antonio Gramsci, prisonnier du régime fasciste italien durant l’entre deux guerres mondiales, avait écrit dans ses cahiers : "Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à naître, et dans ce clair obscur surgissent les monstres". Nous pourrions reprendre la même idée aujourd’hui. Nous traversons des zones de turbulences et de changements rapides, à l’intérieur d’une longue période de transition et de profondes mutations qui va durer encore plusieurs décennies.
Sommes-nous dans un Titanic ? Si c’est le cas, la question qui se pose est de savoir si nous avons déjà touché l’iceberg ou si nous nous en approchons inéluctablement. Au-delà de l’image, l’important est de voir que les assemblées citoyennes ont une ambition plus large. Dans ces longs processus de transition dans lesquels nous sommes, il nous faut inventer à la fois une nouvelle économie, un nouveau système politique et une nouvelle façon de vivre ensemble. Cet horizon rejoint celui de la Fondation Charles Léopold Mayer dont l’objectif principal est d’imaginer, de rechercher, de mettre en œuvre les conditions de construction d’une communauté mondiale.
Dans la perspective de cette architecture à construire, les citoyens font le constat que les fondations actuelles ne tiennent pas. L’architecture construite depuis trois siècles est le moins que l’on puisse dire inadaptée aux défis du monde contemporain. Le trépied État-nation, relations entre États et Nations-Unies est impuissant. Il est d’ailleurs frappant de voir l’absence du Secrétariat des Nations-Unies devant la crise économique et financière actuelle. Le système politique des États et des partis est certes impuissant, mais il est encore prégnant et important. On a essayé de réorganiser ces États, en passant du G7 au G8, puis du G8 au G20, néanmoins le G20 ne parvient pas non plus à faire face aux mutations. Nous voyons donc clairement qu’il nous faut reconcevoir l’architecture du pouvoir et de la gouvernance à l’échelle nationale, régionale et mondiale.
Nous avons vécu depuis une vingtaine d’années dans cette période de transition - certains analystes mentionnent les manifestations de Seattle en 1999, d’autres l’appel des zapatistes en 1994, ou encore les forums sociaux mondiaux démarrés en 2001, l’émergence de réseaux, d’organisations, d’alliances de citoyens cherchant à reprendre du pouvoir sur les défis et leur destin collectif. Or, même si les initiatives et les mouvements sociaux restent puissants, ils demeurent éparses, éparpillés, créateurs d’événements ponctuels et forts, mais pas suffisamment continus et consistants. C’est dans ce contexte là que l’idée d’assemblée citoyenne a été lancée.
Sa naissance remonte aux années 1992 et 1993 où avait été lancée la plate-forme pour un monde responsable et solidaire à partir des rencontres préparatoires de Santiago du Chili, de Montréal, d’Athènes, d’Ouagadougou, de Shekou - ville de croissance rapide chinoise située en face de Hong-Kong où Deng Xiaoping avait d’ailleurs lancé le slogan « Chinois, enrichissez-vous... peu importe la couleur du chat, pourvu qu’il attrape les souris ». Puis en 1995, au moment du Sommet social de Copenhague, nous avions organisé des rencontres à Pékin, à Rio, à Paris et à Cape Town en Afrique du Sud. De là était née une Alliance mondiale contre l’apartheid social. En 1997, sept rencontres continentales avaient été animées : à Bangalore, à Alger, à Barcelone, à Kigali, à Beyrouth pour déboucher sur une grande rencontre à Sao Paulo au Brésil en décembre 1997. Certains organisateurs du Forum social mondial, Candido Grysbowski et Chico Whitaker, animaient d’ailleurs des ateliers. Enfin, plus tard, en juin 2001, nous avions lancé quatre rencontres continentales en Roumanie, au Liban, à Bangalore, à Quito en préalable de l’assemblée mondiale de citoyens de Lille de décembre 2001. A la fin de cette assemblée on a lancé la proposition d’organiser des assemblées régionales de citoyens. Cet appel accompagnait celui de créer des alliances citoyennes, des réseaux socioprofessionnels, des processus de dialogue de société à société et la promotion internationale d’une charte des responsabilités humaines.
Ce n’est que quelques années plus tard que nous avons été en mesure de reprendre cet appel à organiser des assemblées de citoyens. Celles-ci sont nées en écho à ce qui est en marche dans les différentes régions du monde. Elles sont des rassemblements non éphémères, consistants et solides de citoyennes et citoyens, enracinés dans des territoires allant au-delà des frontières étatiques, bâtis autour des thématiques essentielles de leur région en privilégiant une approche multi-professionnelle, c’est à dire la diversité des acteurs (paysans, militaires, chercheurs, entreprises, syndicats, femmes, jeunes, ong, etc.). Elles constituent des tentatives pour enraciner la construction de l’architecture d’une nouvelle gouvernance mondiale sur de nouvelles fondations, en permettant le rassemblement des citoyens, des réseaux, des concepts pour une nouvelle gouvernance mondiale. Nous pouvons bien sûr discuter du nom de baptême qui leur est attribué : assemblée citoyenne, assemblée populaire, ou rassemblement social... peu importe. Une chose est sûre et certaine : il faut que nous inventions et que nous produisions dès maintenant des espaces consistants, nouveaux et solides où les citoyens vont pouvoir se renforcer eux-mêmes.
Cette idée d’assemblée de citoyens est mise en œuvre depuis maintenant deux ans. Elle n’est pas exclusive, loin s’en faut. Tous ceux qui prétendent mobiliser les gens derrière eux ou selon le même modèle font fausse route. Même les animateurs du Forum social mondial reconnaissent que le forum social n’est qu’une des expressions d’une dynamique sociale nouvelle. Il y a et il y aura une diversité des dynamiques sociales selon des géométries et des rythmes variables. L’important est de faire en sorte que celles-ci aient lieu. Alors jusqu’où irons-nous avec les assemblées citoyennes ? Justement. L’essentiel est de continuer à cheminer... en sachant que l’avenir sera différent de ce que nous imaginons aujourd’hui. Le futur est certes imprévisible, mais notre aventure a du sens. À cette époque où il nous est donné de vivre et de survivre, nous n’avons aucune certitude quant au moment où l’actuelle armature du pouvoir mondial trouvera sa fin. Ce qui adviendra après sera sûrement différent de ce que nous imaginons aujourd’hui. Mais avec ceux qui poursuivent le chemin à la recherche d’une mondialisation humaniste, nous assumons la responsabilité de bâtir dès maintenant un autre monde, un monde plus juste, plus responsable, pluriel et solidaire.